Évocation poétique des temps que nous traversons…
» Alors que les derniers rayons de lumière glissent sur les pentes enneigées des plus hauts sommets, que s’avance, oppressant, le crépuscule de nos libertés, que les vallées et les Hommes s’effacent peu à peu dans la noirceur du déni, seul un gypaète barbu survole encore avec grâce les reliefs les plus escarpés.
Libre comme l’air qui l’effleure, éclairé par les douces lueurs du soir, il ne se soucie guère de la brume de peur qui s’épaissit en contrebas. Sans un bruit, il trace sa route, loin des lois et des contraintes qu’applaudissent ces êtres asservis qui le traquaient jadis.
A-t-il pourtant tort de voler ainsi à sa guise, par-delà les pentes abruptes et les pics inaccessibles ? Faut-il le blâmer pour cette liberté insolente qui est la sienne ? Lui l’oiseau sinistre, le briseur à abattre, chaque jour prend de la hauteur dans un léger battement d’ailes ; porté par son instinct, il atteint aisément les cimes et observe avec malice cette gravité si pesante qui sur lui n’a pas de prise.
Là-haut, tout là-haut, ces reliefs étrangement disposés s’assemblent de manière cohérente, et l’on devine aisément les phénomènes qui les ont façonnés ; cette perspective à laquelle l’Homme ne peut facilement accéder, est pourtant bien réelle : l’oiseau serait-il donc complotiste s’il décrivait ce qu’il voyait ? N’y a-t-il donc désormais qu’un seul point de vue valable, qu’une seule vérité ?
Dans ce monde d’angoisse et de culpabilité, ces êtres du sol n’ont que faire des visions de l’aérien gypaète ; se déchirant au sein de leurs familles, se privant eux-mêmes de leurs libertés, se flagellant sans cesse pour une maladie bien futile, des corps sans âme se terrent dans l’ombre dans l’attente excitante de nouvelles privations à venir.
Seul un enfant, dans sa chambre abandonné, fut témoin ce soir-là des prouesses de l’oiseau orangé. Bâillonné et suffocant, naufragé sans repères dans l’océan de ses larmes, il se surprit à rêver l’espace d’un instant coupable, embrassant ces montagnes et ces courants d’air gelé. Malgré des perles d’innocence qui coulaient sur son visage, l’on put deviner, à travers son masque, son sourire émerveillé.
Depuis, des années ont passé ; cet enfant malmené, un mal-aimé que l’on croyait anéanti, jamais n’oublia cette soirée enchantée où s’embrasa l’oiseau des cimes. En quête de lumière, dans le sillage du gypaète, il devint l’un de ceux qui firent éclater la vérité ; comme beaucoup d’autres avec lui, qu’il côtoie désormais, il restera à jamais un citoyen libre des Pyrénées.«
Thomas Ruelland